Visite du président américain à Ottawa : l’immigration irrégulière via le chemin Roxham est une priorité pour Justin Trudeau, "pas pour Joe Biden"

23/03/2023

RTBF Par Ghizlane Kounda

C'est un petit bout de route enneigée mais pour eux la fin d'un long trajet d'exil. Certains traînent de lourdes valises, d'autres n'ont à la main qu'un petit sac plastique. Les mères portent les plus jeunes, des peluches dépassent des sacs, les poussettes roulent difficilement sur la neige.

Depuis des mois, le Canada voit arriver des milliers de personnes venues d'Haïti, du Venezuela et de Colombie en provenance des Etats-Unis, en empruntant à pied, un passage irrégulier appelé "le chemin Roxham", qui contourne les points d'entrée officiels. Cette immigration irrégulière arrive principalement en Montérégie, au Québec et dans l'Ontario, via cette porte d'entrée non officielle.

Les gens qui viennent de loin sont très marqués. La route étroite, les fossés…"Tu sais que si tu tombes, tu vas mourir", se souvient l'Haïtienne Elie (nom d'emprunt) avec émotion. Certains y ont laissé leur vie.

Malgré ça, ils débarquent par grappe de jour comme de nuit. "Stop, passer ici est illégal, si vous le faites, vous serez en état d'arrestation", leur répètent les policiers québécois. Seuls les enfants sourient, fascinés par les flocons qu'ils voient souvent pour la première fois.

Makenzy Dorgeville se dit "très heureux" d'arriver au Canada après avoir fui la violence des rues d'Haïti. Il sait que le Canada n'expulse pas les Haïtiens.

En 2022, près de 40.000 personnes sont arrivées illégalement par le chemin Roxham. L'hiver n'arrête pas les passages, ils étaient plus de 5000 uniquement en janvier 2023. © Sebastien ST-JEAN / AFP

Après avoir été contrôlés et enregistrés par les policiers, les migrants sont ensuite emmenés au poste-frontière officiel le plus proche pour y déposer leur demande d'asile. Entre 50 et 60% des demandes sont acceptées. Après quelques mois, ils obtiennent un permis de travail, les enfants vont à l'école. Ils bénéficient de soins de santé, sont hébergés dans des centres ou des hôtels pendant le traitement de leur demande.

Le chemin Roxham est désormais un point de passage connu et les réseaux sociaux regorgent de vidéos pour expliquer comment y arriver, combien coûte le passage entre Plattsburgh, dernière gare routière, et la frontière…

En 2022, un nombre record de 39.171 personnes sont arrivées illégalement par ce chemin. L'hiver n'arrête pas les passages, ils étaient plus de 5000 uniquement en janvier.

Le Premier ministre du Quebec, François Legault répète que la province ne parvient plus à juguler cet afflux. Il réclame la fermeture du chemin Roxham et que les demandeurs d'asile soient redirigés vers d'autres provinces. En plus de la capacité maximale d'hébergement temporaire, qui est atteinte, Ottawa prend actuellement jusqu'à 14 mois pour traiter les dossiers des demandeurs d'asile. Pour François Legault, "Le vrai problème, c'est le délai de traitement".

"Fermer le chemin Roxham, c'est ce que nous voulons tous", a répondu Justin Trudeau, "mais il n'y a pas de solution simpliste" a-t-il ajouté.

Les migrants débarquent par grappe de jour comme de nuit. "Stop, passer ici est illégal, si vous le faites, vous serez en état d'arrestation", leur répètent les policiers québécois. Seuls les enfants sourient, fascinés par les flocons qu'ils voient souven © Sebastien ST-JEAN / AFP

Renégocier l'Entente sur les tiers pays sûrs avec les Etats-Unis ?

Le sujet, devenu un problème de politique interne, sera au menu des discussions entre Joe Biden et le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, lors de la visite à Ottawa du président américain, ce 23 et 24 mars.

"On va peut-être avoir quelque chose à annoncer", a prévenu Justin Trudeau, évasif, avant l'arrivée de Joe Biden.

Le Québec presse le Canada de renégocier l'Entente sur les tiers pays sûrs (ETPS) avec les États-Unis. De quoi s'agit-il ? Les deux pays ont conclu en 2002 un accord prévoyant qu'une personne doit demander l'asile dans le premier pays "sûr" où elle fait son entrée.

Ainsi, la plupart des personnes qui passent par les États‑Unis pour entrer au Canada ne peuvent plus demander l'asile au Canada. Et cette règle ne s'applique que lorsqu'une personne entre au Canada à un point d'entrée officiel et uniquement par voie terrestre.

Or, à partir de 2017, de plus en plus de demandeurs d'asile ont commencé à franchir la frontière canadienne à des points d'entrée non officiels, se soustrayant ainsi à l'application de l'ETPS. Ils peuvent donc demander l'asile au Canada.

Depuis, certains réclament qu'on élargisse la portée de l'ETPS pour qu'elle s'applique en dehors des postes frontaliers, sur ces chemins irréguliers qui s'étendent sur 6414 km au sud du Canada plus 2477 km entre le Canada et l'Alaska.

D'autres demandent la suspension de l'accord afin que le Canada puisse évaluer les demandes d'asile, sans avoir à tenir compte des décisions prises par les autorités américaines.

Ce n'est pas une priorité pour Joe Biden

Joe Biden acceptera-t-il de renégocier l'accord ? Rien n'est moins sûr. "Pour les Etats-Unis, le problème migratoire est situé à la frontière sud, pas à la frontière nord avec le Canada", rappelle Frédéric Boily, professeur en sciences politiques à l'université de l'Alberta (Canada).

Joe Biden est lui-même attaqué sans relâche par les Républicains sur ce sujet de l'immigration, face à de très nombreuses arrivées à la frontière avec le Mexique. "D'une certaine manière", ajoute Frédéric Boily, "ce flux migratoire vers le Canada est comme une soupape qui contribue, peut-être, à diminuer la pression migratoire sur les Etats-Unis".

Mais Justin Trudeau se veut rassurant en interne, il affirme que les questions frontalières sont une "priorité partagée".

"Ce n'est pas une priorité pour Joe Biden", analyseFrédéric Boily. "Ça l'est pour Justin Trudeau, surtout depuis que plusieurs provinces ont commencé à lui mettre la pression. Le Québec et l'Ontario représentent un enjeu électoral pour son gouvernement. Cela pourrait laisser entendre que pour avancer dans la renégociation de cet accord, Justin Trudeau pourrait accepter de céder à certaines demandes américaines en matière économique ou commerciale".

Les marges de manœuvre pour le Premier ministre canadien semblent limitées. "C'est Joe Biden qui a la main", souligne Frédéric Boily.

Frédéric Boily, professeur en sciences politiques à l'université de l'Alberta (Canada). © Tous droits réservés

Le premier enjeu de cette visite, c'est le réchauffement des relations

La visite de Joe Biden à Ottawa avec son épouse Jill, ce 23 et 24 mars est importante. "Le premier enjeu de cette visite", analyse encore Frédéric Boily, "c'est le réchauffement des relations entre les Canada et les Etats-Unis. Les deux pays en ont besoin".

Voilà sept ans qu'un président américain n'avait plus fait ce déplacement de voisinage. La Covid a contraint le Premier ministre Justin Trudeau à se contenter d'un sommet virtuel en février 2021.

Auparavant, Donald Trump, avait imposé une relation difficile à Justin Trudeau, faite d'accrochages à répétition notamment sur les questions commerciales. Trump avait imposé des tarifs douaniers sans précédent sur l'acier et l'aluminium canadiens, tout en insultant le Premier ministre canadien sur Twitter.

Les discussions vendredi entre Joe Biden et Justin Trudeau porteront sur l'immigration, le commerce et les dépenses militaires. Joe Biden invitera une fois de plus le Canada à dépenser davantage en matière de défense.

Washington pousse Ottawa à mener une opération militaire à Haïti, afin de stabiliser le pays en profonde crise politique et sécuritaire. Justin Trudeau répète depuis des mois qu'une telle mission n'est pas la solution, laquelle devra être mise sur pied avec l'apport et l'accord des Haïtiens. Le Canada pourrait cependant annoncer l'envoi d'équipements militaires supplémentaires.

Autant de sujets qui nécessitent le retour de la confiance.