Les politiques d’asile en Europe, un révélateur des tensions contemporaines du contrôle de l’immigration

14/02/2023

Parler de politiques de l'asile peut sembler paradoxal : le droit d'asile est par définition un droit inconditionnel. Les États démocratiques doivent en effet accueil et protection à ceux qui sont persécutés en raison de leurs opinions ou de leur appartenance à un groupe particulier. L'accueil des réfugiés n'est donc théoriquement jamais laissé à la discrétion de leurs fonctionnaires. Le droit d'asile est pourtant un droit politique, en plusieurs sens. En premier lieu, parce que la reconnaissance d'une persécution et l'accueil par un État des populations visées dépendent largement des relations diplomatiques entre l'État « protecteur » et l'État « persécuteur » : le traitement particulier des réfugiés en provenance du bloc soviétique pendant la guerre froide en témoigne. Ensuite, parce que ces « politiques d'asile » se mêlent toujours plus étroitement aux politiques d'immigration en général : les réfugiés ne sont certes pas des migrants comme les autres, mais les restrictions contemporaines à l'entrée et au séjour des étrangers remettent en cause les assouplissements dont ils bénéficiaient - et conduisent à considérer leurs demandes de protection avec suspicion.

2 Si les politiques d'asile, tout en restant distinctes, ont toute leur place dans une présentation générale des politiques d'immigration, c'est donc parce qu'elles sont saisies elles aussi par la problématique du contrôle étatique des mouvements internationaux de personnes, au point que les demandeurs d'asile sont désormais considérés comme des migrants aussi « indésirables » que les autres. On proposera ici de préciser quelques-uns des ressorts de ces politiques d'accueil sélectif des candidats à l'asile. Ceux-ci sont révélateurs de tendances contemporaines à l'accroissement de la répression pesant sur les migrants en général : un retour historique sur l'évolution récente de l'asile en Europe et en France - d'un accueil relativement large jusqu'aux années 1970, au soupçon qui domine depuis lors - permettra d'en rendre compte. Le second moment de cette contribution reviendra quant à lui sur la « crise » actuelle de l'accueil des réfugiés en provenance de Syrie : elle révèle en effet, sur un mode particulièrement dramatique, les contradictions et les limites des restrictions à l'accueil.

Les politiques d'asile et la suspicion contemporaine

3 Si le problème international des réfugiés émerge dès 1918 en Europe, les crimes de masse de la Seconde Guerre mondiale accentuent encore son importance : en 1945, on compte environ 30 millions de personnes déplacées à travers le monde. Face àcette réalité, les États-nations développés sont d'emblée pris dans une tension entre l'universalité du droit d'asile et la logique pragmatique du contrôle de l'immigration. Au sein de la nouvelle Organisation des Nations unies (ONU), les états vainqueurs du second conflit mondial proclament certes le caractère sacré des droits de l'homme, pour autant, les premières négociations sur le sort des réfugiés, européens notamment, effectuent parmi eux une sélection à la fois économique et politique. Il s'agit tout d'abord pour chaque État d'accueillir en priorité les réfugiés les plus qualifiés, économiquement utiles pour la reconstruction du pays. Alors que la guerre froide s'annonce déjà, il s'agit également pour les États du futur bloc de l'Ouest d'organiser la protection non seulement des victimes du nazisme, mais aussi des populations qui refusent de réintégrer les pays passés sous domination soviétique.

4 Quel type de protection faut-il prévoir, pour quelles nationalités, quels types de persécution et dans quelle zone géographique ? C'est autour de ces questions que se cristallisent dès lors les affrontements diplomatiques qui président à la signature de la convention de Genève sur la protection des réfugiés du 28 juillet 1951 [1]. Le texte, fondateur du droit international contemporain en matière d'asile, reflète directement ces restrictions politiques. Sa première version ne vise que les événements survenus avant le 1er janvier 1951 et autorise les États signataires à limiter leur protection aux réfugiés européens - ce que fera la France en 1952 en transposant la Convention dans son droit interne. Ces différentes restrictions tombent par la suite, au profit de nouveaux textes qui reflètent à leur tour les évolutions diplomatiques du moment. En 1967, le protocole de New York (ratifié par la France en 1971) étend ainsi la protection des réfugiés au monde entier et cesse de viser les persécutions politiques du passé, en raison même de la mondialisation de la guerre froide. L'affrontement des deux blocs affecte immédiatement les conflits armés et la gestion des camps de réfugiés d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique latine, qui sont donc inclus dans le champ de l'asile. Ce dernier ne continue toutefois à viser que les personnes directement persécutées pour des raisons politiques, religieuses ou raciales. Les très nombreuses populations déplacées qui fuient « simplement » les zones de combat n'y entrent pas, les représentants de pays développés craignant d'avoir à leur accorder une protection particulièrement coûteuse. Leur cas n'est visé que par des accords régionaux (la convention de l'Organisation de l'unité africaine en 1969, celle de Carthagène pour l'Amérique latine en 1984) qui supposent la gestion par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) de l'ONU de camps de réfugiés sur place, sans nécessité pour les grandes puissances d'accueillir sur leur sol d'importants flux de populations.

5 En France, cette politisation de l'accueil est tout aussi clairement repérable : ce sont les réfugiés venus d'Europe de l'Est qui obtiennent le plus couramment l'asile dans les années 1950-1960. S'y ajoutent, dans les années 1970, les réfugiés en provenance du Chili - qui bénéficient des sympathies politiques d'une partie de l'opinion - et les boat peoplefuyant les conflits d'Asie du Sud-Est, dont la détresse humanitaire provoque une mobilisation plus importante encore. Le volume des demandes d'asile reste toutefois réduit. Elles sont à l'époque examinées par deux institutions : l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), et la Commission de recours des réfugiés (CRR) (devenue Cour nationale du droit d'asile, CNDA). Créés en 1952, ces organismes conservent une activité réduite pendant leurs premières décennies d'existence et le flux annuel de dossiers est à l'époque réduit : en 1973, 1 373 demandes sont enregistrées, pour un taux d'octroi du statut de réfugié de 85 %.

L'entrée dans l'« ère du soupçon »

6 La chute du mur de Berlin inscrit l'asile dans une nouvelle configuration politique. De manière immédiate, le soutien aux réfugiés perd l'essentiel de son intérêt stratégique, la nécessité pour les États démocratiques développés de respecter la convention de Genève au nom des droits de l'homme constituant désormais sa seule justification. Ces mêmes États ont également pour la plupart stoppé toute immigration de travail depuis les années 1970. Au sein des administrations chargées du contrôle des frontières s'impose alors rapidement l'idée que l'asile, dernière voie légale d'entrée sur le territoire, constitue un moyen détourné pour les migrants économiques d'atteindre leur but. Alors que le nombre des demandes d'asile augmente constamment - 332 000 en 2012, 434 000 en 2013 et 1 250 000 en 2015 selon l'indicateurEurostat -, bien que ces chiffres restent inférieurs aux niveaux des années 1990, la perception des demandeurs comme « faux réfugiés », en réalité motivés par la recherche d'un travail, se diffuse largement [2]. Cette vision tronquée néglige au moins deux éléments essentiels. En premier lieu, elle réduit la complexité des motifs des migrations en leur imposant les divisions propres aux catégories administratives. Lorsqu'il s'agit de quitter une région d'origine, les motifs politiques et économiques se mêlent en effet, et s'alimentent mutuellement. On peut même leur ajouter une dimension environnementale, la destruction des ressources et des écosystèmes dans certaines régions du globe étant désormais perçue comme un motif légitime d'exil et de protection. La division entre « faux » et « vrais » réfugiés néglige ensuite une réalité des décennies précédentes. Le fait que bon nombre d'exilés politiques arrivés en Europe dans les années 1950-1970 n'ont à l'époque pas demandé l'asile, à la fois parce qu'il leur était plus simple d'être régularisés en tant que travailleurs, et parce que les bonnes relations diplomatiques de leur pays d'accueil avec le pays d'origine rendaient l'obtention de l'asile aléatoire. Ce fut notamment le cas des réfugiés grecs ou portugais en France, jusqu'à la fin des années 1970.

7 Si partielle qu'elle soit, cette nouvelle représentation des demandeurs influe partout sur les politiques d'asile. En France, le retour au contrôle des frontières à partir de 1972, et son durcissement dans les années qui suivent, influent notablement sur l'octroi de l'asile. En 1985, on totalise 19 000 demandes, dont 85 % sont approuvées. En 2003, 54 429 demandes sont déposées, mais seuls 9,8 % des requérants obtiennent l'asile en première instance - le taux ne remonte qu'à 14,8 % en incluant les décisions de la CRR. Dix ans plus tard, le nombre des demandes est de 66 251, pour un taux d'accord légèrement supérieur (12,8 % ; 24 % en incluant les décisions de la CNDA). Ces taux restent toutefois inférieurs à la moyenne européenne (34,5 % d'admissions en première instance en 2013). Dans ce pays, comme ailleurs en Europe, les législations nationales ont également été modifiées dans un sens plus restrictif, dans le but avoué de réduire le taux de reconnaissance du statut de réfugié, aujourd'hui particulièrement bas dans toute l'Union européenne (UE) malgré de fortes variations d'un pays à l'autre. Beaucoup d'États autorisent notamment les organismes chargés d'instruire les demandes à les rejeter immédiatement et sans examen lorsqu'elles paraissent « manifestement infondées » au vu du pays de provenance, considéré comme « sûr », ou du type de persécution invoqué.

De nouveaux statuts intermédiaires et plus précaires

8 Dans la même perspective, une série de restrictions touchent depuis quelques décennies les demandeurs d'asile : interdiction de travailler, réduction des aides et précarisation de l'hébergement, voire privation de liberté pendant la durée de l'examen de la demande. De façon plus ambiguë encore, on a également assisté à la multiplication des statuts « intermédiaires » ou dérogatoires à la convention de Genève : ces régimes de protection humanitaires, plus précaires que le plein statut de réfugié, ne prévoient pour leurs bénéficiaires qu'une protection temporaire à renégocier régulièrement. En France, l'asile territorial institué en 1998 relevait de cette logique ; il a été remplacé en 2003 par la « protection subsidiaire » mise en place au niveau européen. Ces différentes mesures ont pour objectif de donner un statut aux demandeurs, de plus en plus nombreux, qui n'entrent pas dans le cadre de la convention de Genève ou qui ont été déboutés de leur demande, mais dont le retour au pays d'origine paraît néanmoins impossible. Par le passé, ce fut le cas de nombreux Irakiens ou Afghans, c'est aujourd'hui la situation de nombreux Syriens présents sur le territoire européen. Le mérite de ces dispositifs est alors de fournir une protection minimale à des populations vouées à rester durablement sur le territoire de leur pays d'accueil. Mais ils organisent simultanément leur précarisation - la protection subsidiaire n'étant valable qu'un an - là où les mêmes personnes auraient pu bénéficier, il y a quelques années, de la stabilité du statut de réfugié conventionnel.

9 À cet asile « dégradé », il faut alors ajouter les multiples populations déboutées de leur demande, le plus souvent à même de rester sur le territoire de leur État d'immigration, mais qui ne bénéficient d'aucune prise en charge. Exclues des procédures et des statistiques de l'asile, elles s'installent alors durablement dans une condition d'« illégalité régulière », tout à la fois connue, stigmatisée et tolérée par les administrations. De cette situation paradoxale relève par exemple une bonne partie des migrants candidats à l'asile des « jungles » de la région de Calais. La situation de l'asile au niveau mondial est donc particulièrement complexe, mais ses différentes dimensions interagissent : au sud, une masse de réfugiés rassemblés à proximité de leur pays d'origine, et installés, parfois leur vie durant, dans une existence précaire progressivement routinisée [3] ; au nord, une minorité de migrants autorisés à séjourner dans les États développés, moins nombreux encore à obtenir l'asile, mais pour qui la précarité de la condition de « demandeur » tend également à devenir un mode de vie, dont on fait l'expérience pendant plusieurs années. C'est dans ce contexte juridique, diplomatique et humain qu'on peut analyser la « crise » actuelle de l'accueil des réfugiés.

L'échec de l'externalisation de l'accueil des réfugiés

10 De plus en plus restrictive, la politique européenne de l'asile naissante est toutefois de moins en moins adaptée au contexte géopolitique contemporain, marqué par une multiplication des crises politiques et humanitaires. L'incapacité de l'Union européenne à gérer l'afflux vers ses frontières des réfugiés en provenance de Syrie en 2015-2016 témoigne sur ce point d'une crise des instruments européens de la gestion de l'asile, autant que de la déstabilisation du Proche-Orient.

11 Cette crise de l'accueil tient en premier lieu à une logique de long terme, qui n'est pas propre à l'accueil des réfugiés mais concerne le contrôle des migrations vers l'Europe en général : la construction progressive de l'espace Schengen. Sa mise en place, effective au milieu des années 1990, a conduit à faire disparaître les contrôles des frontières intérieures séparant les États membres, pour renforcer en revanche les contrôles aux frontières « extérieures » : il s'agit alors de lutter contre les mouvements de populations venus de pays tiers. Cette évolution modifie en profondeur la notion de frontière et l'organisation du contrôle de l'accès au territoire de l'Union européenne. En premier lieu, on assiste à une déterritorialisation des frontières : celles-ci ne se matérialisent plus désormais par une ligne que l'on franchit, mais par une succession de points de contrôle disséminés sur le territoire, en amont comme en aval du point d'entrée dans Schengen. Cette dissémination ou « pointillisation » de la frontière [4] a des implications multiples en termes de libertés individuelles (notamment le caractère imprévisible des contrôles et leur ciblage sur des populations migrantes « à risque » dont la définition peut fort bien être ethno-raciale). Vue des agences européennes de sécurité, elle a pour avantage majeur sa flexibilité. Le contrôle des frontières peut désormais s'effectuer ailleurs qu'aux seuls points d'entrée géographiques de l'Union européenne, ce qui facilite sa « sous-traitance » à des acteurs publics ou privés localisés hors d'Europe. C'est significativement dans des termes empruntés au lexique économique que les deux grandes tendances de cette dynamique ont été évoquées. D'une part, la délocalisation des contrôles consiste, pour les fonctionnaires des États membres, à administrer directement l'immigration hors du territoire Schengen. Elle passe essentiellement par les politiques d'attribution de visas par les consulats européens présents dans les pays de départ, et dont la logique discrétionnaire permet de limiter a priorile nombre des migrants ou de les sélectionner [5]. De cette logique relevait également le projet provisoirement abandonné en 2004 d'ouvrir en Libye, au Maroc ou en Ukraine des lieux de détention, où les dossiers des migrants souhaitant demander l'asile à un État Schengen auraient été examinés « offshore », ou encore la présence dans les ports et aéroports extérieurs à l'Union européenne de policiers européens agissant dans le cadre de l'agence Frontex, un organisme créé en 2004 pour coordonner la surveillance des frontières au sein de l'espace Schengen.

12 D'autre part, on observe également une externalisation des contrôles. Depuis la fin des années 1990, c'est en effet aux États limitrophes de l'espace Schengen qu'est désormais confié le soin de contrôler, d'arrêter et de refouler les migrants non désirés avant leur entrée en Europe, avec pour premier avantage d'économiser aux États membres de l'Union européenne les moyens nécessaires à la détection et l'expulsion des étrangers lorsqu'ils se trouvent déjà sur leur territoire. Dès lors qu'il s'effectue hors d'Europe, le contrôle échappe également aux contrôles démocratiques - juridictionnels ou associatifs notamment -, difficiles à esquiver au sein de l'Union européenne [6]. Il impose en revanche des négociations complexes avec les voisins immédiats de l'espace Schengen.

13 On l'a dit, cette évolution des contrôles concerne l'ensemble des migrants, rangés dans la nomenclature européenne sous l'appellation générale de « flux mixtes », c'est-à-dire des mouvementsde populations incluant à la fois des migrants dits « économiques » et des demandeurs d'asile fuyant des persécutions ou des violences politiques. Une fois encore, ces classifications administratives créent des oppositions largement artificielles entre des populations souvent confondues dans la réalité (de quelle catégorie relève un migrant fuyant une zone de conflits parce que ses moyens de subsistance ont été détruits par la guerre ?). Elles continuent toutefois à influer sur le sort des personnes. Les migrants qui demandent officiellement l'asile sont en effet pris en charge selon une procédure spécifique transposant la logique de l'externalisation dans les politiques d'asile. Elle suppose notamment la mise à distance de la prise en charge des réfugiés : la doctrine la plus largement partagée aujourd'hui est en effet celle de « l'asile sur place », assignant les demandeurs d'asile et ceux à qui le statut de réfugié a été reconnu à une résidence définitive dans les pays limitrophes de leur pays d'origine (« pays tiers sûrs ») ou dans une région de leur propre pays où ils ne risquent aucune persécution. Cette logique de gestion à distance affecte également l'examen des demandes d'asile par les États européens. Depuis 2003, les « règlements Dublin » prévoient en effet qu'un demandeur ne peut déposer dans l'Union européenne qu'une seule demande, obligatoirement auprès du premier État membre de l'espace Schengen dans lequel il a séjourné - avec pour effet de surcharger les États les plus frontaliers de l'Union européenne, notamment Malte, l'Italie et la Grèce. Ces dispositions sont pour beaucoup dans le délitement progressif de l'accueil des réfugiés par les États Schengen, notamment en Méditerranée.

La Méditerranée, « laboratoire » de l'externalisation

14 C'est dans l'espace méditerranéen que la transformation du contrôle des frontières peut en effet s'observer dans toute sa complexité. En premier lieu, parce qu'il s'agit d'une zone de forte immigration, entre l'Europe, l'Afrique et le Proche-Orient, ou à l'intérieur de ces ensembles géographiques. Aux traditionnelles migrations économiques et religieuses s'ajoutent, depuis les années 2000, les déplacements forcés de populations réfugiées, que les « printemps arabes » et les conflits syriens et irakiens n'ont fait qu'accentuer. Dès le début de la décennie, le contrôle des flux « mixtes » est ainsi devenu une préoccupation majeure pour les États de l'Union européenne. Sa « sous-traitance » pèse lourdement sur les relations diplomatiques de l'Union avec ses voisins immédiats au sud puisqu'elle suppose la conclusion d'accords de réadmission par lesquels les États de transit des migrants s'engagent à accepter le renvoi vers leur territoire des personnes refoulées à l'entrée de la zone Schengen. S'ils ne sont pas toujours mis en œuvre, ces accords supposent de la part de l'Union européenne des contreparties financières ou politiques âprement discutées [7].

15 C'est dans cette perspective que s'organise la gestion « externalisée » des migrations en Méditerranée depuis une quinzaine d'années, selon des logiques similaires, mais avec des protagonistes et des enjeux géopolitiques changeants à mesure que les contrôles et les routes migratoires se déplacent. Au début des années 2000, les conflits se cristallisent ainsi sur le Maroc. À la fois pays de transit et d'émigration, il est proche des côtes andalouses mais compte aussi une frontière terrestre avec l'Espagne via les deux enclaves de Melilla et Ceuta. Les préoccupations espagnoles et européennes autour de l'immigration irrégulière dans la région impactent alors directement l'insertion du Maroc dans le partenariat euro-méditerranéen, puis dans la politique européenne de voisinage, mis en place par l'Union européenne au même moment. Les pressions européennes amènent finalement le Maroc à rétablir un régime de visas pour les ressortissants de ses voisins subsahariens, et à mettre en place une législation contraignante sur l'immigration jusque-là absente de ses codes. En échange, le pays reçoit une aide matérielle de l'Union européenne pour le contrôle de ses frontières.

16 L'accentuation des contrôles dans cette zone déplace alors progressivement les points de passage vers l'Est : à la fin des années 2000, c'est entre la Libye, l'Italie et l'Union européenne en général que se déroulent les discussions. L'enjeu pèse notamment sur la réhabilitation politique de Mouammar Kadhafi entre 2000 et 2008. Celle-ci permet la conclusion de nouveaux accords prévoyant le blocage sur le territoire libyen des migrants transitant vers l'Europe, moyennant diverses compensations européennes. Tout au long des négociations et jusqu'à l'intervention militaire de 2011, la Libye use de son statut de pays de transit comme d'une arme diplomatique. La menace d'« ouvrir les vannes » en laissant partir un nombre supposé colossal de migrants vers l'Europe du Sud lui permet ainsi de négocier un traitement privilégié.

17 Dernier acte de ce jeu diplomatique : les négociations qui associent depuis l'automne 2015 l'Union européenne, la Grèce et leur voisin turc à propos des réfugiés en provenance d'Irak et de Syrie. Elles se déroulent toutefois dans un contexte politique nouveau, qui impacte directement l'organisation de l'accueil. La logique des « règlements Dublin » reposait en effet sur le postulat d'une stabilité politique durable de l'espace méditerranéen. En effet, la présence dans cette région de régimes autoritaires largement favorables à l'Union européenne garantissait l'absence de mouvements importants de population. C'est à cette seule condition que les États Schengen situés les plus au sud de cet espace - Malte, l'Italie, la Grèce -, déjà amenés à examiner un grand nombre de demandes d'asile émanant de personnes entrées dans l'Union européenne par leur sol, évitaient d'être submergés. Les « printemps arabes » de 2010-2011 puis la crise politique syrienne ont au contraire provoqué des déplacements massifs de réfugiés, que les États de l'Union européenne ont gérés de manière pour le moins désordonnée [7].

18 Le conflit syrien provoque à lui seul l'exil vers l'Europe de 362 000 Syriens pour la seule année 2015 - même si ce chiffre doit être relativisé au regard du nombre de réfugiés accueillis dans les pays limitrophes de la Syrie : 1,8 million au Liban, 2,2 millions en Turquie [8]. Et les pourparlers interviennent dans un contexte politique particulièrement tendu. Les naufrages de réfugiés se multiplient, amenant l'Union européenne à mettre en place une opération de sauvetage humanitaire pilotée par l'Italie, Mare Nostrum, dont l'efficacité n'a pas empêché son interruption l'année suivante et son remplacement par Triton, opération de contrôle d'orientation plus nettement policière. Associés au terrorisme en provenance de Syrie, les attentats de Paris et Bruxelles encouragent également une approche purement répressive de la réception des réfugiés.

Une « crise des migrants » vraiment exceptionnelle ?

19 Le statut exceptionnel de la « crise migratoire » de 2015-2016 est pourtant discutable, puisqu'elle réédite le schéma d'externalisation précédent. En tant qu'État membre le plus exposé, la Grèce ne peut compter sur la solidarité de ses partenaires européens. L'afflux des Syriens dans la zone des Balkans oblige toutefois les États membres à mettre en place un plan de « relocalisation » des réfugiés déjà évoqué au cours des années précédentes. Il prévoit la répartition dans l'ensemble des États membres de 160 000 candidats à l'asile accueillis par la Grèce et l'Italie, mais n'est guère appliqué par la suite. Ainsi, au 15 mars 2016, seules 937 personnes ont été relocalisées, dont 243 pour la France qui devait en recevoir plus de 5 000. Parallèlement, la Grèce a dû prendre en charge 143 000 personnes entre janvier et avril 2016.

20 Parallèlement, le principe du « pays tiers sûr » est mis en œuvre à travers deux accords conclus entre l'Union européenne et la Turquie, en novembre 2015, puis en mars 2016. Comme les autorités libyennes quelques années auparavant, les autorités turques doivent alors s'engager à bloquer ou réadmettre sur leur territoire les réfugiés en marche vers l'Europe. Mais la situation particulière du pays - un État tampon dont les Européens dépendent pour le contrôle de leurs frontières - permet aussi aux dirigeants turcs d'imposer certaines contreparties : une aide de 3 milliards d'euros, le transfert vers l'Union européenne d'un réfugié syrien pour chaque réfugié réadmis, une politique de visas facilitant l'entrée en Europe des ressortissants turcs, et la reprise des pourparlers d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

21 Côté européen, l'enjeu est de résorber les « hotspots » - des lieux d'accueil, rapidement devenus des camps de réfugiés - installés dans les îles grecques situées au large de la Turquie (Lesbos, Chios ou Samos). Après un examen rapide, les autorités grecques peuvent désormais déterminer si leurs occupants peuvent être renvoyés vers la Turquie ou si leur demande d'asile doit être instruite par la Grèce. Là encore, la mise en œuvre de ce plan met surtout en évidence sa faible adaptation à la situation. Faiblement aidé par ses voisins européens, l'État grec ne peut assurer seul la gestion des exilés et l'examen de leurs demandes. Les représentants du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et de plusieurs organisations non gouvernementales ont par ailleurs refusé de prendre part à la mise en œuvre de l'accord, en raison de sa dimension évidemment répressive. Depuis mars 2016, les hotspots frontaliersne sont en effet plus des lieux d'accueil et d'enregistrement des demandeurs d'asile, mais des centres d'expulsion où ces derniers sont enfermés, dans des conditions sanitaires très difficiles, pour attendre un éventuel rapatriement forcé. Pour finir, l'accord a pour principal effet le déplacement des routes migratoires. Si les points de passage par les Balkans sont rapidement abandonnés, c'est désormais à nouveau par l'Italie, par la Bulgarie et surtout par la Libye que passent les exilés.

22 Dernier élément notable : la désorganisation de l'espace Schengen provoquée par cette nouvelle séquence ; c'est dans ce phénomène nettement plus inédit que réside certainement la « crise » de l'accueil européen des réfugiés. Le principe de libre circulation avait déjà connu quelques entorses en 2011, lors de l'accueil des exilés fuyant la répression des « printemps arabes ». Entre août et octobre 2015 toutefois, ce sont cinq pays des Balkans et d'Europe centrale qui répondent à l'afflux des réfugiés syriens en rétablissant les contrôles à leurs frontières. La France fait de même après les attentats parisiens de novembre 2015, et la remise en cause pure et simple de la libre circulation est évoquée avec insistance. Ce retour aux égoïsmes nationaux se traduit également par le faible nombre de réfugiés effectivement accueillis, notamment par les États du Nord de l'Europe. L'absence de solidarité place le Sud de l'Union européenne dans une situation désespérée.

23 Si les règles et les principes fondamentaux de l'espace Schengen paraissent ainsi fortement ébranlés, la configuration qui émerge autour de ces frontières déterritorialisées demeure dans toute sa complexité et ne se laisse réduire ni à la représentation sécuritaire d'une « Europe forteresse », ni à rebours, à celle d'une « Europe passoire ». Les accords de réadmission visent en effet à sélectionner les migrants, davantage qu'à bloquer l'immigration. Les États de transit qui s'engagent à bloquer sur leur territoire les ressortissants d'États peuvent ainsi envoyer en contrepartie leurs propres ressortissants vers l'Europe. En aval de la conclusion des accords de réadmission, leur mise en œuvre peut également donner lieu à des nouvelles négociations entre fonctionnaires subalternes qui en neutralisent largement les effets [9]. Les politiques de réadmission et de renvoi ou les dispositifs d'enfermement des migrants, s'ils peuvent avoir des effets absolument dévastateurs sur le plan humain, sontin fine moins des techniques de blocage des flux de migrants qu'une manière de les freiner, de les trier et de les réorienter.

24 Dans le vaste espace-frontière qu'est devenue la zone Méditerranée, l'intervention d'acteurs multiples et la capacité des migrants eux-mêmes à contourner ou tirer parti des dispositifs de contrôle produit ainsi un gouvernement complexe de la migration, qui ne correspond pas à une simple extension de la souveraineté des États européens au-delà de leurs frontières, mais à une nouvelle souveraineté « post-hobbesienne » [10], exercée par un jeu d'accords croisés entre États et en conjonction avec des intervenants privés. Ajoutons pour finir que cette évolution n'est pas spécifique à la seule Union européenne. L'Amérique connaît une logique similaire de déplacement vers le sud du contrôle de frontières états-uniennes, le Mexique jouant le rôle du pays de départ et de transit, sommé de stopper sur son territoire les migrants en route vers le nord [11]. Les responsables australiens ont quant à eux recours à une autre forme de délocalisation, en confinant les demandeurs d'asile dans les deux îles distantes de Nauru et Manus Island, pour permettre l'examen offshore de leurs dossiers.

  • Camille Hamidi, Nicolas Fischer
  • Dans Idées économiques et sociales 2017/3 (N° 189), pages 38 à 45
  • Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2017 https://doi.org/10.3917/idee.189.0038